Peter Pan

J’avais commencé à écrire. A tout raconter. Je voulais raconter mon histoire. Laisser l’écriture m’accompagner dans cette épreuve.
Et puis je me suis arrêtée. Je ne sais pas pourquoi. Je n’y arrivais plus.

Peut-être que j’écrivais pour lui… Pour qu’il sache un jour. S’il le demande. Pour qu’il sache à quel point je le voulais alors que tout jouait contre moi. Pour qu’il sache tout ce qu’il s’est passé dans ma tête, ce qu’il s’est passé entre lui et moi. Lorsqu’il serait né et qu’il l’aurait oublié.

Mais il n’y a plus de lui. C’est encore pire que s’il était mort. Il n’a jamais existé. Comment aurais-je pu continuer une histoire où je m’adressais à lui à la deuxième personne ? Il n’y a plus rien. Seulement le vide.

J’ai versé des litres de sang et pas une seule larme. Depuis que le processus s’est enclenché, je n’ai pas versé une seule larme. Même lorsque l’on a du faire euthanasier mon chat après dix-huit ans de compagnie.

Je pense que plus que toute autre chose, je me concentrais sur ma guérison. Les caillots de sang, placenta et autres explosions de liquide rouge me mettaient de façon répétée dans un état de choc qu’aucune émotion n’avait la capacité de troubler.

Et puis hier, ma culotte est restée propre toute la journée. J’ai ôté ma dernière serviette. Voilà, c’est fini.

Fini.

Il n’y a plus rien.

Rien d’autre qu’un souvenir.

Avec lequel je vais devoir vivre le reste de mes jours.

J’éclate en sanglots. Mes larmes brûlent mes yeux et mes joues. Qu’ai-je fait ? Je regarde dehors, la lune est pleine, mon enfant côtoie-t-il le monde des anges ? Cela me paraît absurde étant donné qu’il n’était qu’un amas de cellules. A ce moment, je n’en ai rien à foutre de ces considérations philosophiques qui divisent les grands esprits, plus rien n’importe que le profond sentiment de vide qui m’envahit, et cette certitude : je ne peux plus revenir en arrière.
Ma respiration se coupe. J’ai des fourmis dans les doigts. Je n’arrive plus à respirer ! Je crois que je vais mourir, et je l’aurai mérité, j’ai l’impression d’être un monstre !

Pourquoi ? Pourquoi cette salope de société occidentale nous pousse à croire qu’une femme de 23 ans est trop jeune pour avoir un enfant ? Car c’est vrai : je ne suis pas prête. Personne ne m’a préparée pour ça. Personne ne m’a dit ce que c’était que d’être mère. Personne ne m’a appris. On m’a appris à étudier, à réussir, à m’amuser, on m’a appris qu’il fallait travailler pour vivre et qu’il fallait étudier pour travailler. On m’a infantilisée en me répétant qu’à mon âge je n’étais pas encore assez mature pour comprendre. On m’a sans cesse répété que j’avais la vie devant moi.

La vérité, c’est que l’on vit dans une société où être mère est devenu tabou. La femme doit être l’égal de l’homme, à tel point qu’on lui fait oublier qu’elle portera la vie dans son ventre. Et le jour où ça lui arrive, elle est perdue.

Ou alors, elle se réveille un matin, en général entre 35 et 40 ans, en se disant que merde, elle n’a toujours pas d’enfant, et qu’il faut qu’elle se dépêche d’en faire un. On a même trouvé un nom assez vendeur pour ça : l’horloge biologique.

La femme enceinte est mise dans un monde à part. La mère est mise dans un monde à part. Les célébrités comblées dans leur rôle de mère fascinent le peuple. A distance.

On m’a dit que c’était ma décision. On m’a dit qu’on me soutiendrait quelle que soit mon choix. Mais j’ai senti que tout à coup, j’entrais dans la sphère très privée des femmes enceintes. Celles que l’on n’arrive pas à comprendre et dont on n’arrive pas à comprendre le lien qui les unit à leur enfant.

Mais la vérité, c’est que personne ne cherche à comprendre.

C’est comme si cela rentrait dans la catégorie du mystique. Tellement mystique que l’on n’en parle pas. J’ai dû m’acheter La grossesse pour les nuls pour entrevoir un tant soit peu ce que j’allais traverser.

Alors oui, j’ai l’impression qu’on m’a forcé la main. Personne en particulier. C’est la société qui m’a forcé la main. La société telle qu’elle est qui m’a donné des rêves qui m’ont semblé incompatibles avec la maternité. Des rêves de voyages, des rêves professionnels, des rêves de couple, des rêves d’accomplissement et d’épanouissement.

Aujourd’hui, la société ne nous dit pas : « avoir un enfant est quelque chose d’extraordinaire ». Aujourd’hui, la société nous dit : « avoir un enfant, c’est faire des sacrifices ».

Qu’avons-nous fait de la vie, si ce n’est un projet parmi tant d’autres ?

La vie ne devrait jamais être une option. Et moi, j’ai cédé à la pression d’une société dans laquelle je vis depuis toujours. Pour moi. Parce que c’est cette société que j’abjecte qui m’a faite telle que je suis.
 
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