La première fois, j’y ai presque cru. Séquestrée pendant
un mois, battue, violée, échappée, séquestrée à nouveau, séquestrée sur un
bateau (les versions diffèrent), tribunal, procès, prison, libération sous
caution, interdiction d’approcher à moins de 400m.
Les yeux écarquillés, la poitrine lourde, je t’ai pris la
main, j’y ai presque cru. Une petite chose fragile à protéger, comme j’avais
toujours voulu.
C’est là le vice du mythomane. Il raconte des mensonges
tellement énormes que l’on n’ose pas les remettre en question. « Ah
bon ? Tu as été violée ? N’importe quoi ! » est le genre de
phrase à éviter. Parce que si c’est vrai, si la personne s’est réellement
confiée, qu’elle a ouvert son cœur, alors on a l’air bien con. On ne doute pas
d’une telle confidence.
Et puis un jour, on lui fait une confidence à notre tour.
Et c’est à ce moment que l’on découvre une autre caractéristique essentielle du
mythomane : il n’a pas de limites. Il doit toujours faire plus fort. Ce
qui lui est arrivé sera toujours pire, ou mieux, ou plus grand, ou plus
extraordinaire.
« Tu t’es faite avorter… Je comprends. Moi je me suis
faite avorter à cinq mois de grossesse. Elle n’était pas désirée. J’ai décidé
de la garder. Mais elle a compris qu’elle n’avait pas sa place ici. Tu
comprends, le médecin a dit que c’était elle ou moi. Mais moi je l’aimais déjà.
Elle s’appelait Amalia. »
On dirait presque le titre d’un roman de gare. Elle s’appelait Amalia.
Sauf que cette fois-là je n’y ai pas cru. Mais j’ai
compris une chose : c’était là ton principal atout, peut-être le seul. Une
imagination débordante. Je suis restée. Je voulais disséquer l’univers d’une
âme qui s’ennuie au point de s’imaginer une vie.
Ça en devenait drôle. Si j’avais mal au ventre, tu avais
survécu à un cancer de l’estomac. Si je te disais qu’on m’avait fait passer le
test des matrices de Raven à cinq ans pour me faire sauter une classe, tu avais
140 de QI. Si on parlait de mon roman, les éditeurs se battaient pour publier
tes textes. Si on était dans la voiture, tu avais survécu à un accident qui
avait fauché la moitié de la voiture et tué deux de tes amis. Sauf qu’une
voiture qui se sépare en deux pile poil
au milieu avec un côté qui reste intact, ça n’arrive que dans les dessins
animés…
C’est drôle, jusqu’au moment où on a besoin de réconfort.
« Je ne vais pas très bien. Ma tante est en pleine
séparation, ma grand-mère s’est cassé le col du fémur, mes examens commencent
dans une semaine, et tu me manques. »
« Ouais, bein moi je suis en vacances en Inde à 35°C,
je découvre le monde avec mes amis depuis trois semaines, vais à la plage et à
la piscine, et j’ai failli mourir en buvant la tasse ! Tu t’en fous ?
Tu es vraiment égoïste ! »
…Pauvre petite chose.
Et puis vient enfin l’attribut qui permet de distinguer le
mythomane du simple menteur.
Lorsqu’à seulement deux jours d’écart, je reçois un :
« Si tu me quittes, je retournerai avec S. car c’est
la personne idéale pour ne pas tomber amoureuse. C’est toi que j’aime. »
et un :
« J’aime S. Ce que j’aimais en toi, c’est que tu me
faisais penser à elle. »
et que tu as oublié le premier message, et que face à
l’évidence tu t’embourbes dans tes propres mensonges pour te convaincre que ce
que tu as dit avait un sens, que tu inventes les histoires les plus saugrenues
et fantasques pour te justifier avant tout par rapport à toi-même.
Et tu y crois !
Et c’est là le trait distinctif du mythomane : il
croit à ses mensonges. Tu crois que tu as été séquestrée, que tu as perdu un
enfant à cinq mois de grossesse, que tu as survécu aux plus terribles accidents
et aux maladies les plus mortelles, tu crois que tu as publié des pièces de
théâtre et que tu as acheté une maison avec les avoirs, tu y crois, mais tu
n’es rien de plus qu’une fille d’immigrés qui s’ennuie dans son boulot de
serveuse, dans sa chambre d’enfant avec son chat obèse, une fille qui n’a
jamais dépassé le stade de l’école primaire où elle se retrouvait debout au
bord du préau, observant et enviant les blondes souriantes et légères, désirant
à tout prix être leur amie. Tu as grandi, aujourd’hui tu les veux dans ton lit,
mais au fond, tu n’as jamais vraiment dépassé le stade de l’école primaire, les
alliances, les conflits, les jeux de rôle.
Alors tu t’inventes une vie. Et tu y crois. Mais j’avoue,
elle est intéressante, la vie de tes fantasmes.
On peut en vouloir au menteur, au manipulateur. On ne peut
pas en vouloir au mythomane. C’est un estropié de l’âme.