Je me suis plantée sur toute la ligne. Et vous aussi (sauf que vous ne vous en êtes pas encore rendus compte).

Cette nuit j'ai fait un rêve. J'étais sur une terrasse au-dessus d'une plage, déserte, sauvage, rouge, faites de pierres et peu de sable. En fait non, ce n'était pas moi sur cette terrasse. C'étaient deux personnalités du show-biz actuel (Chiara Ferragni et Fedez pour être précis). Sauf que j'ai reconnu l'endroit où ils étaient, et cela m'a projetée à leur place, projetée dans mes souvenirs.
J'ai regardé autour de moi, il n'y avait personne. Les terrasses adjacentes étaient vides. La plage, déserte. Et au loin, l'océan, l'horizon à perte de vue. Et je me suis sentie libre. Là, seule face à cette immensité. Une grande bouffée d'air. Libre.
Et puis, je me suis rappelée où était cette plage. Australie. J'avais la tête en bas. Tout était à l'envers. J'en eus le vertige. Et puis évidemment, tout s'est retourné (pour se remettre en place non?). J'eus la sensation de tomber, et je me réveillai.

Au réveil, de retour dans mon appartement milanais. Août. Il fait désormais 40 degrés à l'extérieur. Je me réveille, et tout de suite, cette sensation d'étouffer, tellement contrastante avec la sensation de liberté que j'éprouvai dans mon rêve.

Aujourd'hui, une autre journée passée devant mon écran, à écrire une thèse que personne ne lira jamais (ou au maximum mon directeur de thèse, en diagonale, juste histoire de dire). Une thèse, dernière ligne droite pour obtenir mon quatrième diplôme. Le dernier. La cerise sur le gâteau. Les trois premiers ne m'ont jamais garanti de travail. Bon, peut-être qu'avec celui-ci ce sera différent, une université un peu plus prestigieuse, un grade un peu plus élevé. Et puis un diplôme universitaire, au final, à quoi ça sert? Disons-le clairement, une carte de visite pour entrer dans un bureau. Derrière un écran. Que l'on s'occupe de finances, de ressources humaines, de l'ultime découverte scientifique, aujourd'hui tout se fait assis à un bureau derrière un écran. Et moi, être assise à un bureau derrière un écran c'est mon pire cauchemar. L'antipode de ce que j'appelle liberté.

Alors voilà. Je me suis plantée sur toute la ligne.

Et quand je parle aux gens autour de moi, quand je sors aux traditionnels aperitivi milanais, un apérol spritz, des morceaux de vieille pizza sur une petite assiette, des jolies robes, un joli maquillage, des filles un peu pompettes et puis totalement bourrées, je me dis que oui, c'est sympa, mais c'est un niveau de sympathie qui te permet seulement d'oublier que tu passes tes journées enfermé dans un bureau au service d'une société qui t'utilise pour rembourser la dette nationale (du moins ici en Italie).
Et je peux comprendre qu'à la fin cette vie puisse rassurer les gens, leur donner un sentiment de sécurité. Une routine, les sous qui rentrent, un autre aperitivo.

Est-ce que c'est ça, vivre?

J'ai 26 ans. C'est peu, mais c'est déjà trop. C'est déjà trop lorsque je pense aux si rares moments où je me suis sentie vivre. Et aux si nombreux moments que j'ai consacrés à essayer de me construire une sécurité en somme tout sauf stable, si l'on considère la situation actuelle réservée aux jeunes travailleurs et ma situation en particulier.

J'ai soif de grands espaces verts, bleus, soit de découvrir le monde, sa faune, sa flore, ses cultures, ses gens. Mon appartement est une prison. Tous mes biens matériels sont une prison. Un frein à ma liberté. Que suis-je sensée faire de tous ces vêtements et tous ces livres lorsque je m'envole pour le monde? Je vous l'ai dit, un frein à la liberté. Alors, à ceux qui courent après l'argent et qui sacrifient une part de liberté en passant leur journée enfermés dans un bureau derrière un écran, j'aimerais demander, pourquoi? Pour plus de biens matériels qui seront un frein supplémentaire à votre liberté?

Moi aussi, j'aime bien les jolies choses. J'aime bien les jolies robes, me maquiller, faire l'aperitivo, boire un spritz.
Mais j'aime encore plus me retrouver au milieu d'une forêt tropicale et écouter les oiseaux chanter. J'aime encore plus avoir les pieds dans l'eau et l'horizon à perte de vue. J'aime encore plus partager un repas modeste en compagnie de gens totalement différents, avec une autre culture, où tout est plus sincère. J'aime encore plus la sincérité, voilà. Sans maquillage, sans masque.

Récemment, un ami nous a amenés passer une journée au lac (le lac de Côme, l'un de mes préférés, d'une beauté à couper le souffle). Pour la première fois de ma vie, je suis entrée dans un camping. Mon ami nous a présenté son père, qui vit dans ce camping presque la moitié de l'année. J'ai eu le souffle coupé lorsque j'ai vu ce qu'il avait fait de sa caravane. À l'extérieur, une structure en bois lui avait permis d'agrandir son espace de vie, qui restait restreint, mais la façon dont il était aménagé respirait la liberté. J'aimerais vous décrire ce lieu, mais mes mots ne rendraient pas hommage à cette fenêtre de bonheur.
Je me suis dit qu'il avait tout compris. Et que nous, enfermés dans la pollution des rues milanaises, on se plantait sur toute la ligne.
Et puis je me suis baladée dans le camping et j'ai vu comment les gens vivaient. Et je me suis demandé pourquoi on paie des sommes ahurissantes pour se retrouver dans des hôtels cinq étoiles qui sont identiques partout dans le monde, lorsqu'on pourrait vivre nos vacances si près de la nature et d'une façon si sincère.

Et puis, ma vocation est toujours la même, j'ai envie d'aider les gens à découvrir leur potentiel et à l'exprimer. J'ai envie d'aider les gens à être heureux. Mais comment est-ce que je pourrais le faire si moi-même je me suis plantée sur toute la ligne?


La vie continue.

Le plus bizarre, c'est que la vie continue. Elle continue pour moi, pour Papa, pour Alexia. Elle continue pour tous ceux qui ont pleuré à ton enterrement. Chacun continue son chemin, un petit pas après l'autre. La vie continue, elle continue pour tout le monde, sauf pour toi. Et j'ai le sentiment profond que c'est injuste. Je ne sais pas si c'est injuste pour toi qui ne peux plus profiter des saveurs de la vie, de l'odeur du café le matin, de la terre entre tes doigts, de l'air qui traverse tes poumons, ou si c'est injuste pour nous, qui devons continuer avec la douleur de ton absence pendant que tu te reposes de l'autre côté, sans soucis, dans un sourire éternel.
Ou peut-être que ce qui est injuste c'est simplement que désormais deux mondes nous séparent, et même si je ne sais pas lequel des deux est le plus doux, le plus puissant, je sais que la distance qui les sépare est insurmontable. Je sais que je ne peux plus entendre ta voix, prendre ta main, je ne peux plus respirer le même air que toi, et ça c'est diablement injuste. Tu me manques Nonna. Tu me manques déjà, et ce n'est que le début...

Le Prince Heureux

L'odeur des pins, le bruit des vagues qui s'écrasent sur la plage, une immense terrasse au sol de briques sur lequel marcher pieds nus, le matin, courir l'après-midi lorsque les pierres sont ardentes, un grand-père qui vous interdit d'entrer dans la maison avec le maillot de bain mouillé, ou avec du sable collé sur les pieds, vous y êtes?
Ce sont de mots bien pauvres pour décrire les étés de ma jeunesse dans notre maison en Espagne, mais là n'est pas le sujet de ce post, je voulais simplement vous en faire humer légèrement le parfum pour être mieux ancrés dans le contexte.
Bon. Dans cette maison, il y a un livre d'enfant, qui bien qu'aujourd'hui aie les pages jaunies et la couverture qui se décroche, je continue à lire avec émotion à chaque fois que l'occasion me le permet.
Ce livre s'appelle le Prince Heureux. Il narre l'histoire d'une hirondelle qui, s'étant ennamourachée d'une canne à l'arrivée de l'automne, manque le départ pour la migration vers les terres d'Egypte. Les amours allant et venant, elle se sépare de la fameuse canne (qui a un rôle amplement secondaire dans l'histoire) et se met en route, seule, en direction de l'Afrique pour rejoindre sa famille.
Une nuit, elle s'arrête pour dormir sur l'épaule d'une statue qui représente un prince, et durant la nuit, elle est réveillée par les larmes du prince qui lui tombent sur les plumes. Le prince, qui de son vivant était appelé le Prince Heureux, raconte à l'hirondelle que depuis qu'on l'a émergé au sommet de la ville, il voit tout les jours la misère qui de son vivant lui était cachée derrière les murs de son château, et il ne peut s'arrêter de pleurer. Tour à tour, il demande à l'hirondelle de lui arracher le rubis au bout de son pommeau, et les deux saphirs qui lui font office d'yeux, pour les donner à un artiste, une couturière et une petite fille qui en ont amplement besoin. Si au début, l'hirondelle le fait à contre-coeur, impatiente de rejoindre l'Egypte, elle finit par s'attacher au prince et ne parvient pas à le laisser seul une fois qu'il est devenu aveugle. Elle reste à ses côtés, devient ses yeux, lui raconte tout ce qu'elle voit.
Mais une hirondelle n'est pas faite pour supporter l'hiver, et elle finit par mourir de froid sur l'épaule du prince. À ce moment, le coeur de bronze du prince se brise en deux. Lorsque le maire décide que la statue n'est plus suffisamment belle pour orner la ville et qu'il faut la décrocher et fondre le bronze, les deux morceaux de coeur restent intact. L'histoire finit avec Dieu qui demande à un ange de lui amener la plus belle chose de la ville, et l'ange lui amène le coeur brisé et le corps de l'hirondelle, et Dieu leur réserve sa plus belle place au paradis.
Je ne me rappelle plus qui me lisait cette histoire durant mon enfance, mais je sais qu'à chaque fois je fondais en larmes.

Aujourd'hui, cette histoire me revient en mémoire pour une toute autre raison. Plus le temps passe, plus je me sens comme une hirondelle, ou mieux, un aigle, quoiqu'il en soit, un oiseau qui survole le monde, libre, qui refuse tout point d'accroche. L'idée de rester toute ma vie dans la même ville m'a toujours parue insensée, mais depuis quelque temps, elle m'angoisse. Faire comme les autres, acheter une maison, avoir des enfants, les amener à l'école tous les matins, travailler tous les jours au même endroit, rien qu'à l'idée je sens mes ailes se briser et je suffoque.
Je suffoque, en particulier depuis que je me suis attachée à une statue. Un prince, avec les pieds cloués au sol. Pire, j'en suis tombée amoureuse. Au point de mourir sur son épaule...
 
© Copyright Laetitia Carboni 2014 La cerise sur l'éclat de carbone.