Le Prince Heureux

L'odeur des pins, le bruit des vagues qui s'écrasent sur la plage, une immense terrasse au sol de briques sur lequel marcher pieds nus, le matin, courir l'après-midi lorsque les pierres sont ardentes, un grand-père qui vous interdit d'entrer dans la maison avec le maillot de bain mouillé, ou avec du sable collé sur les pieds, vous y êtes?
Ce sont de mots bien pauvres pour décrire les étés de ma jeunesse dans notre maison en Espagne, mais là n'est pas le sujet de ce post, je voulais simplement vous en faire humer légèrement le parfum pour être mieux ancrés dans le contexte.
Bon. Dans cette maison, il y a un livre d'enfant, qui bien qu'aujourd'hui aie les pages jaunies et la couverture qui se décroche, je continue à lire avec émotion à chaque fois que l'occasion me le permet.
Ce livre s'appelle le Prince Heureux. Il narre l'histoire d'une hirondelle qui, s'étant ennamourachée d'une canne à l'arrivée de l'automne, manque le départ pour la migration vers les terres d'Egypte. Les amours allant et venant, elle se sépare de la fameuse canne (qui a un rôle amplement secondaire dans l'histoire) et se met en route, seule, en direction de l'Afrique pour rejoindre sa famille.
Une nuit, elle s'arrête pour dormir sur l'épaule d'une statue qui représente un prince, et durant la nuit, elle est réveillée par les larmes du prince qui lui tombent sur les plumes. Le prince, qui de son vivant était appelé le Prince Heureux, raconte à l'hirondelle que depuis qu'on l'a émergé au sommet de la ville, il voit tout les jours la misère qui de son vivant lui était cachée derrière les murs de son château, et il ne peut s'arrêter de pleurer. Tour à tour, il demande à l'hirondelle de lui arracher le rubis au bout de son pommeau, et les deux saphirs qui lui font office d'yeux, pour les donner à un artiste, une couturière et une petite fille qui en ont amplement besoin. Si au début, l'hirondelle le fait à contre-coeur, impatiente de rejoindre l'Egypte, elle finit par s'attacher au prince et ne parvient pas à le laisser seul une fois qu'il est devenu aveugle. Elle reste à ses côtés, devient ses yeux, lui raconte tout ce qu'elle voit.
Mais une hirondelle n'est pas faite pour supporter l'hiver, et elle finit par mourir de froid sur l'épaule du prince. À ce moment, le coeur de bronze du prince se brise en deux. Lorsque le maire décide que la statue n'est plus suffisamment belle pour orner la ville et qu'il faut la décrocher et fondre le bronze, les deux morceaux de coeur restent intact. L'histoire finit avec Dieu qui demande à un ange de lui amener la plus belle chose de la ville, et l'ange lui amène le coeur brisé et le corps de l'hirondelle, et Dieu leur réserve sa plus belle place au paradis.
Je ne me rappelle plus qui me lisait cette histoire durant mon enfance, mais je sais qu'à chaque fois je fondais en larmes.

Aujourd'hui, cette histoire me revient en mémoire pour une toute autre raison. Plus le temps passe, plus je me sens comme une hirondelle, ou mieux, un aigle, quoiqu'il en soit, un oiseau qui survole le monde, libre, qui refuse tout point d'accroche. L'idée de rester toute ma vie dans la même ville m'a toujours parue insensée, mais depuis quelque temps, elle m'angoisse. Faire comme les autres, acheter une maison, avoir des enfants, les amener à l'école tous les matins, travailler tous les jours au même endroit, rien qu'à l'idée je sens mes ailes se briser et je suffoque.
Je suffoque, en particulier depuis que je me suis attachée à une statue. Un prince, avec les pieds cloués au sol. Pire, j'en suis tombée amoureuse. Au point de mourir sur son épaule...
 
© Copyright Laetitia Carboni 2014 La cerise sur l'éclat de carbone.