Un autre délire

J’ai l’impression de vivre dans un cauchemar. Un autre monde. Les traits de mon visage dans la glace sont disproportionnés. La glace. J’ai envie d’une glace. A la vanille. J’ai envie de vomir. Mes doigts sont raidis, j’ai du mal à les bouger. Mes mains sont sèches, je vois ma peau vieillir en quelques secondes, je sens les rides qui se creusent, non, ce n’est pas réel, reviens. Les larmes rendent ma vision trouble. Mon champ visuel est cerclé de noir, le noir se referme, reste ici, je sais ce qui se passe lorsque ça se referme, cela m’est arrivé une fois, j’ai rouvert mes yeux sur un arrêt de bus, pendant quelques instants j’avais tout oublié, puis j’ai retrouvé mon nom, ma vie. Comment étais-je arrivée là ? Il faut que je mette mes lunettes. Les mots sont flous. Sur mes lunettes il y a des éclats de larmes. Et lorsqu’elles sèchent il ne reste que le sel, les larmes sont salées, il y a du sel sur mes lunettes, ça fait comme des petites étoiles dans mon champ de vision qui bougent avec ma tête. Ça va déjà mieux, j’arrive à respirer. Mon ventre gonfle, goonnnfle, il y a un bébé dedans, haha, ce n’est pas la réalité, ça ne l’est plus, mon bébé est mort, comme l’amour qui l’avait conçu. Il s’est déplacé dans mon crâne, un petit embryon si minuscule, comment peut-il à ce point me rendre folle ?
La douleur fantasmée a cela de plus que la douleur réelle, elle attise la curiosité, défie l’imaginaire, on peut s’y confiner comme au creux d’un édredon glacé, on peut la choisir, la contrôler, les fous ne sont rien de plus que des conteurs d’histoires. Mes histoires sont macabres. Je sens une boule entre mes mains, une boule d’énergie, j’en perçois les contours lisses et élastiques, elle est malléable, incassable, est-elle réelle ? Je n’ai plus peur de mes délires, je m’y réfugie comme le renard dans sa tanière, j’observe le monde à travers une vitre, où se trouve le réel ? Je veux mordre, déchirer, disséquer. Cette boule est incassable. Qu’y a-t-il dedans ? J’aimerais m’y glisser. Vivre dans un éternel rebond, vivre en apesanteur.

J’aime le chant des oiseaux.

Ennui

Ennui. Baudelaire avait tout compris. Dans la ménagerie infâme de nos vices, il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde ! (…) C’est l’ennui !
L’ennui, c’est le constat des limites du réel.
Que faire ? Rien n’a d’attrait. Tout semble fade. Indigne d’intérêt.
Tout semble connu et reconnu, discerné, décortiqué, routinier.
Alors, à quoi donc consacrer toute l’énergie qui s’agite en soi, boule d’énergie au creux du nombril qui se répand jusqu’au bout des membres, rendant les veines saillantes, raidissant les muscles, comment se libérer de cette puissance cognitivo-paralysante ?
De l’eau. Une douche brûlante. La chair de poule. Ce n’est pas suffisant.
Du sexe. Un orgasme, non deux, puis-je aller jusqu’à trois ? Toujours insuffisant.
De la bouffe. Des sucres lents, du pain, des pâtes, une pizza, du chocolat, n’importe quoi, avaler pour remplir le vide de l’ennui, j’ai mal au ventre, je me sens lourde et c’est toujours insuffisant.
L’ennui est devenu un poison qui coule dans mes veines. Des images traversent mon esprit, teintées du rouge de l’hémoglobine, assourdies par les percussions et la voix rauque d’un groupe de rock, contaminées par le noir du vice. Mon esprit se perd, les démons ont pris possession de lui. Je vois des reflets de couteaux d’acier glisser sur une peau blanche, je vois un félin en train de dévorer sa proie, la gueule ensanglantée, la chair qui se déchire, je vois du liquide noir et visqueux couler le long d’une paroi glacée. Cessez tout, cela m’épuise, j’ai besoin de sommeil, il faut que ça sorte, il faut que toute cette énergie s’échappe, je ne comprends plus rien, mon âme ne m’appartient plus, je dois retrouver le contrôle, il me faut de la violence, de la douleur, un frisson de soulagement dans le haut de mon dos, mes tensions qui se relâchent, mon cœur qui s’apaise.
Je ne peux pas.
Ce n’est pas bon pour moi.
J’ai juré d’arrêter.
Je ne veux plus de cicatrices.

Substituts qui pallient à la pire des addictions. Le sexe, l’alcool, la bouffe, le sport, l’eau, la musique. C’est comme donner du tofu à un carnivore. Pour survivre. Mais la faim subsiste. J’ai faim de violence.
Et l’écriture… l’écriture. Seul substitut véritable. Merci.

Mythomanes

La première fois, j’y ai presque cru. Séquestrée pendant un mois, battue, violée, échappée, séquestrée à nouveau, séquestrée sur un bateau (les versions diffèrent), tribunal, procès, prison, libération sous caution, interdiction d’approcher à moins de 400m.
Les yeux écarquillés, la poitrine lourde, je t’ai pris la main, j’y ai presque cru. Une petite chose fragile à protéger, comme j’avais toujours voulu.

C’est là le vice du mythomane. Il raconte des mensonges tellement énormes que l’on n’ose pas les remettre en question. « Ah bon ? Tu as été violée ? N’importe quoi ! » est le genre de phrase à éviter. Parce que si c’est vrai, si la personne s’est réellement confiée, qu’elle a ouvert son cœur, alors on a l’air bien con. On ne doute pas d’une telle confidence.

Et puis un jour, on lui fait une confidence à notre tour. Et c’est à ce moment que l’on découvre une autre caractéristique essentielle du mythomane : il n’a pas de limites. Il doit toujours faire plus fort. Ce qui lui est arrivé sera toujours pire, ou mieux, ou plus grand, ou plus extraordinaire.

« Tu t’es faite avorter… Je comprends. Moi je me suis faite avorter à cinq mois de grossesse. Elle n’était pas désirée. J’ai décidé de la garder. Mais elle a compris qu’elle n’avait pas sa place ici. Tu comprends, le médecin a dit que c’était elle ou moi. Mais moi je l’aimais déjà. Elle s’appelait Amalia. »
On dirait presque le titre d’un roman de gare. Elle s’appelait Amalia.
Sauf que cette fois-là je n’y ai pas cru. Mais j’ai compris une chose : c’était là ton principal atout, peut-être le seul. Une imagination débordante. Je suis restée. Je voulais disséquer l’univers d’une âme qui s’ennuie au point de s’imaginer une vie.

Ça en devenait drôle. Si j’avais mal au ventre, tu avais survécu à un cancer de l’estomac. Si je te disais qu’on m’avait fait passer le test des matrices de Raven à cinq ans pour me faire sauter une classe, tu avais 140 de QI. Si on parlait de mon roman, les éditeurs se battaient pour publier tes textes. Si on était dans la voiture, tu avais survécu à un accident qui avait fauché la moitié de la voiture et tué deux de tes amis. Sauf qu’une voiture qui se sépare en deux pile poil au milieu avec un côté qui reste intact, ça n’arrive que dans les dessins animés…

C’est drôle, jusqu’au moment où on a besoin de réconfort.
« Je ne vais pas très bien. Ma tante est en pleine séparation, ma grand-mère s’est cassé le col du fémur, mes examens commencent dans une semaine, et tu me manques. »
« Ouais, bein moi je suis en vacances en Inde à 35°C, je découvre le monde avec mes amis depuis trois semaines, vais à la plage et à la piscine, et j’ai failli mourir en buvant la tasse ! Tu t’en fous ? Tu es vraiment égoïste ! »
…Pauvre petite chose.

Et puis vient enfin l’attribut qui permet de distinguer le mythomane du simple menteur.
Lorsqu’à seulement deux jours d’écart, je reçois un :
« Si tu me quittes, je retournerai avec S. car c’est la personne idéale pour ne pas tomber amoureuse. C’est toi que j’aime. »
et un :
« J’aime S. Ce que j’aimais en toi, c’est que tu me faisais penser à elle. »
et que tu as oublié le premier message, et que face à l’évidence tu t’embourbes dans tes propres mensonges pour te convaincre que ce que tu as dit avait un sens, que tu inventes les histoires les plus saugrenues et fantasques pour te justifier avant tout par rapport à toi-même.

Et tu y crois !

Et c’est là le trait distinctif du mythomane : il croit à ses mensonges. Tu crois que tu as été séquestrée, que tu as perdu un enfant à cinq mois de grossesse, que tu as survécu aux plus terribles accidents et aux maladies les plus mortelles, tu crois que tu as publié des pièces de théâtre et que tu as acheté une maison avec les avoirs, tu y crois, mais tu n’es rien de plus qu’une fille d’immigrés qui s’ennuie dans son boulot de serveuse, dans sa chambre d’enfant avec son chat obèse, une fille qui n’a jamais dépassé le stade de l’école primaire où elle se retrouvait debout au bord du préau, observant et enviant les blondes souriantes et légères, désirant à tout prix être leur amie. Tu as grandi, aujourd’hui tu les veux dans ton lit, mais au fond, tu n’as jamais vraiment dépassé le stade de l’école primaire, les alliances, les conflits, les jeux de rôle.

Alors tu t’inventes une vie. Et tu y crois. Mais j’avoue, elle est intéressante, la vie de tes fantasmes.

On peut en vouloir au menteur, au manipulateur. On ne peut pas en vouloir au mythomane. C’est un estropié de l’âme.

Il existe dix mille façons d'aimer.

L’amour, c’est une drogue. Une piqûre d’héroïne injectée dans le cœur.
L’amour, c’est se retrouver au milieu d’une foule et sentir sa présence sans pouvoir le trouver du regard.
L’amour, c’est cette bulle intemporelle et irréelle où chaque instant semble empreint de magie et de grâce.
L’amour, c’est avoir les mêmes goûts en meubles Ikea.
L’amour, c’est mettre les sot-l’y-laisse du poulet directement sorti du four dans son assiette.
L’amour, c’est cette étreinte fragile et tendre qui suit l’orgasme.
L’amour, c’est accepter de s’enchaîner à une bague.
L’amour, c’est dépenser ses économies dans un collier serti de diamants, rien que pour la voir sourire.
L’amour, c’est mélanger ses gênes.
L’amour, c’est l’opulence. C’est le voir se régaler de notre cuisine jusqu’à devoir déboutonner son pantalon et pousser un soupir de satisfaction.
L’amour, c’est faire toutes les épiceries du village pour lui trouver de la papaye en hiver.
L’amour, c’est rester au fond de son lit pendant trois semaines et perdre six kilos de larmes.
L’amour, c’est se jeter d’un pont.
L’amour, c’est sortir du lit à 19 heures et rire parce qu’il fait déjà nuit.
L’amour, c’est se retrouver aux urgences avec un nez cassé le soir de la St-Sylvestre, parce qu’un mec l’avait insultée.
L’amour, c’est lui servir un verre d’eau avant qu’elle ait eu le temps de dire « j’ai soif ».
L’amour, c’est tenir ses cheveux pendant qu’elle vomit.
L’amour, c’est tenir sa main au moment où elle pousse son dernier soupir.
L’amour, c’est avaler.
L’amour, c’est sentir ses doigts au creux de notre main pendant que l’on regarde les étoiles.
L’amour, c’est admirer.
L’amour, c’est désirer.
L’amour, c’est pardonner.
L'amour?
 
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