L'art de la cour

J’arpente les rayons de ma bibliothèque lorsqu’un fin livre à la couverture rouge vif attire ma main. Il fait tout au plus une centaine de pages, et la police est épaisse. Je le lirai sur ma terrasse à l’ombre des chênes en moins d’une heure, serai à temps pour mon rendez-vous de quatorze heures trente.
Tiens, certaines pages sont cornées. C’est juste, ce livre m’avait été prêté il y a cinq ans de cela par un ami dont le temps a estompé les traits. Certaines lignes sont soulignées, les siennes d’un trait irrégulier de stylo-bille, trahissant une main tremblante, les miennes d’une fine ligne droite de crayon de carbone, à peine perceptible, une tentation hésitante, et pourtant le désir de la perfection me poussant à emprunter une règle pour tirer des traits droits, des traits qui s’arrêtent à la fin de chaque phrase pour recommencer à la suivante, cela ne m’étonnerait pas d’ailleurs que je m’y sois prise à plusieurs reprises, armée d’une gomme et d’un taille-crayon.
Ainsi donc nous courtisions-nous, nous donnant tour à tour des conseils artistiques et des déclarations semi-sentimentales au travers des mots d’un autre.
« Etre artiste, c’est ne pas compter (…) patience est tout. » Stylo-bille.
« Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude » Crayon de carbone.
«  Le mal n’est pas dans cette expérience (la volupté de la chair), mais en ceci que plus grand nombre en mésusent, proprement la galvaudent. Elle n’est pour eux qu’un excitant, une distraction dans les moments fatigués de leur vie, et non une concentration de leur être vers les sommets. » Stylo-bille.
« Ne vous observez pas trop. Gardez-vous de tirer de ce qui se passe en vous des conclusions hâtives. Laissez-vous faire tout simplement. » Crayon de carbone.
Des pages cornées sans mots soulignés. Le sont-elles de ta main ou de la mienne ? Devine quel est le message que je désire te transmettre.

Où est passé le noble art de la cour ? Quelle sensation cuisante de s’imaginer que j’en aie été capable. Que j’ai courtisé et été courtisée pendant plusieurs mois, la latence d’un amour qui refuse de se consommer, de se consumer. Quelle délicatesse. Vivre l’amour, le désir et la passion comme un art et non comme un comportement guidé par un simple instinct animal.
La lucidité et la désillusion nous poussent à nous séduire par l’art du corps, des rencontres alcoolisées dans un monde obscur, des mots à l’odeur âcre, des baisers impatients au goût rance, plus personne ne rêve, rêver est un signe de faiblesse, de naïveté, plus personne ne veut rêver.

Ami qui me lis, séduis-moi de tes mots et de ta subtilité. Tu sais tout aussi bien que moi que nous ne sommes rien de plus que des animaux qui copulent pour se reproduire. Mais cela ne doit pas nous empêcher de nous bercer dans l’illusion d’être également d’avantage que cela.
 
© Copyright Laetitia Carboni 2014 La cerise sur l'éclat de carbone.