L'Homme lucide

L’errance est le fardeau de l’Homme lucide. Impassible face à son destin qu’il anticipe trop bien, il erre l’âme en peine, déçu du constat de la fatalité qui lui est vouée. Il sait que sa disparition ne chamboulera pas l’équilibre de l’univers, ni même l’équilibre du monde des Siens. La nature l’a animé sans ne lui demander rien d’autre que de survivre et se reproduire. Voici ce qui animera tous ses actes. Se nourrir pour survivre. Gagner de l’argent pour se nourrir. Être beau, riche, intelligent, toutes ces qualités qu’il cherchera à acquérir ne serviront qu’à élargir sa palette de choix lorsque viendra le moment de se reproduire. Si c’est un homme, sa quantité illimitée de gamètes lui fera rechercher la quantité de partenaires plutôt que la qualité. Si c’est une femme, à l’inverse, son seul gamète disponible par mois la forcera à être plus sélective, et à rechercher la qualité plutôt que la quantité. Puis lorsqu’il aura survécu suffisamment longtemps, lorsqu’il se sera suffisamment reproduit, il disparaîtra. Il ne restera de lui qu’un souvenir, qui subsistera quelques générations tout au plus. Il sait qu’il n’est rien d’autre qu’une série de réactions chimiques (fortuites ou non, cela reste à vérifier) dans un amas de cellules. Il sait que tout a une fin. Il regarde le monde s’agiter comme l’enfant observe des fourmis dans un vivarium. S’agiter sans but. Donner un sens à sa vie ? La vie n’a pas de sens. Elle est là, c’est tout. Être heureux ? Il ne conçoit même pas la définition de bonheur. Les zygomatiques qui s’activent, le cœur qui s’accélère, une sécrétion d’endorphines, rien de plus. Être utile ? Utile à quoi ? À la survie de son espèce ? Certes, en plus de survivre et se reproduire, il peut aider les autres à survivre et se reproduire. Mais la finalité est toujours la même. L’amour ? Aimer les autres ne permet que de mieux les protéger, et donc assurer leur survie, ou d’être protégé par eux, et à nouveau, assurer sa propre survie. Aimer une autre espèce que la sienne, n’est-ce pas merveilleux ? Ne plus s’assurer uniquement de la survie de sa propre espèce. L’Homme lucide est souvent un ami des bêtes.
Il se rit et plaint tout à la fois les fourmis qui s’empressent dans leur cage, sans entrapercevoir le non-sens qui anime leur dimension de fourmis. Parfois, on lui demande quel est le sens de sa vie. Parfois, pire, on lui demande ce qui le rend heureux. L’Homme lucide essaie d’expliquer, mais personne ne le comprend. D’ailleurs, lui-même a du mal à comprendre qu’on ne le comprenne pas. L’Homme lucide est qualifié de pessimiste. Mais ce n’est pas qu’il baisse les bras, simplement qu’il ne voit pas l’utilité de les lever.
 
© Copyright Laetitia Carboni 2014 La cerise sur l'éclat de carbone.